Naître orphelin et renaître
Méconnue, voire ignorée, la situation des orphelins demeure un thème peu traité par la recherche. Elle-même orpheline, cette documentaliste entend faire entendre la voix de ces oubliés afin qu’ils soient mieux reconnus par la société.
Au cours de vos recherches, vous observez que le thème des orphelins est très peu traité. Comment l’expliquer ?
On observe un rapport à la mort quasi phobique dans nos sociétés. Tous ceux qui s’en approchent sont mis à la marge. Les orphelins, mais aussi les veufs précoces, font peur, leur malheur effraie nos consciences tournées vers le bonheur. Les théories psychologiques expliquent aussi ce désintérêt pour les orphelins. Françoise Dolto disait qu’ils pouvaient suivre un développement tout à fait normal. Ils figurent également en première place des populations mises en valeur par la résilience. Dans ce contexte, les recherches sur les orphelins n’ont pas été encouragées. On s’est davantage intéressé aux enfants du divorce ou à ceux élevés par des mères célibataires. Le recul de la mortalité en Occident laisse aussi à penser qu’étudier ces enfants n’a plus trop de sens à notre époque. Les instituts statistiques ne prennent pas en compte cette population dans leurs enquêtes. Pourtant, une étude estime la proportion d’orphelins à 3 % des 0-21 ans, soit environ un enfant par classe. Il s’agirait d’ailleurs d’un plancher, leur nombre ne pourrait qu’augmenter à l’avenir, avec le maintien de la surmortalité masculine, la progression régulière des enfants tardifs, les conduites à risques chez les femmes… Ceci justifierait que les politiques familiales s’y attardent enfin.
Malgré cela, que sait-on à l’heure actuelle des familles endeuillées ?
Certaines études soulignent que la perte d’un parent modifie négativement le destin d’un enfant, en particulier sur le plan scolaire. Les orphelins écourtent souvent leurs études et entrent sur le marché du travail avec un moindre niveau de qualification. Ils seront également confrontés à des difficultés matérielles. En effet, deux orphelins sur trois sont issus des classes modestes.
Dans presque 75 % des cas, c’est le père qui est décédé et la veuve va rencontrer beaucoup plus de problèmes au quotidien, car c’est en général le père qui assure les revenus de la famille. Les veuves vont donc être déclassées socialement, et peu se remettent en couple : seuls 10 % des orphelins de père vivent avec un beau-père avant l’âge adulte. Les veufs, surtout les mères, restent fidèles à leur amour défunt, souvent idéalisé. Pourtant, la veuve fait souvent peur aux autres femmes qui voient en elle une femme libre, rivale potentielle. Elle éveille aussi la crainte d’une contagion de la mort. Les veuves, noires ou joyeuses, sont donc souvent isolées socialement. Quant à trouver un travail, cela s’avère compliqué pour ces femmes peu qualifiées et chefs de familles nombreuses – la moitié des familles en deuil comprend trois enfants ou plus.
Il existe aussi le risque de « mortel veuvage » : les effets secondaires d’un décès se révèlent particulièrement importants chez les jeunes veufs – affaiblissement physiologique, désintérêt pour sa santé, dépression, alcool, etc. La perte du conjoint accroît donc le risque de décéder à son tour.
Que ressent l’enfant à l’égard du parent survivant et de la fratrie ?
La fratrie est sans doute un cocon précieux, mais chaque enfant va y réagir selon son âge et sa personnalité. Cela dit, les aînés prendront souvent en charge les plus jeunes, notamment pour faciliter le quotidien du parent survivant et le protéger. Ce dernier est celui qui reste et, en même temps, celui qui a complètement changé. Il est seul, accablé par sa peine, peu disponible moralement, et se retrouve devant la responsabilité pleine et entière de la survie matérielle de la famille. Défis énormes ! Certains tombent malades ou en dépression, versent dans l’alcool… Imaginez l’anxiété des enfants.
Dans certains cas, une séparation temporaire est nécessaire pour laisser au parent en souffrance le temps de « remonter la pente ». Cela peut signifier un placement à l’Aide Sociale à l’Enfance – ces cas représentent environ 5 % des recueils temporaires. Au-delà des premiers mois très difficiles, les relations vont se resserrer entre ce parent et ses enfants. D’ailleurs, l’une des raisons qui justifient des études écourtées chez les orphelins serait le désir de subvenir rapidement aux besoins de la famille.
Existe-t-il un « deuil orphelin » ?
L’enfant suit approximativement les mêmes phases de deuil que l’adulte, c’est-à-dire le choc, suivi de la dépression, puis de l’acceptation. Par contre, il est immature face à la mort, il ne l’a pas encore côtoyée et va se poser beaucoup de questions autour du drame et des bouleversements qu’il amène à sa suite. La parole de l’adulte est donc importante. Selon le psychiatre, psychologue et psychanalyste Michel Hanus, l’enfant ne pourra pas conclure le deuil avant l’entrée dans l’âge adulte. Le deuil va notamment être réactivé au moment de l’adolescence, où l’identification/opposition aux parents ne pourra s’accomplir normalement.
Justement, Michel Hanus parle d’une « personnalité orpheline ». Quelles caractéristiques retrouve-t-on chez les orphelins devenus adultes ?
Trop tôt confrontés au monde des adultes, ils accèdent plus vite que les autres à l’autonomie. Disons que les épreuves en cascade les font grandir plus vite. On note aussi un sentiment d’abandon et de culpabilité. Celui-ci est propre à tout deuil, mais chez les orphelins, il persiste à l’âge adulte. La personne se sent coupable envers le parent disparu car elle n’est pas sûre de s’être montrée à la hauteur, d’avoir été assez gentille avec lui, d’en avoir fait assez dans le cas d’une maladie. Ne pas être allé au bout de l’histoire avec son père ou sa mère laisse à l’enfant une image idéalisée du parent et des questions à jamais en suspens. Ceci peut susciter un manque de confiance en soi. Reste aussi la culpabilité du survivant – « Pourquoi lui/elle et pas moi ? » –, sentiment que le parent vivant peut transmettre inconsciemment. La peur du lendemain est un autre trait commun aux orphelins, trait d’ailleurs partagé par les victimes de catastrophes. Ces individus confrontés brutalement à la violence n’ont pas confiance en l’avenir, peinent à se projeter. Évidemment il y a aussi la peur de la mort, à laquelle l’enfant n’aurait pas dû être confronté si tôt. Face à autrui, il ressentira une profonde impression de différence. Il pourra en avoir honte et se replier dans sa solitude.
L’idée qu’il existe une personnalité orpheline ne va-t-elle pas à l’encontre de l’optimisme affiché par Françoise Dolto ? Où en est-on à l’heure actuelle du point de vue de la psychologie ?
On observe un regain d’intérêt pour le travail de deuil, mais les études portant sur l’enfant face à la mort d’un de ses parents sont encore rares. Certaines pointent un taux de délinquance, d’addiction, de dépression plus important chez les orphelins que dans l’ensemble de la population. D’autres travaux soutiennent que les orphelins sont dans la moyenne, voire sous-représentés lorsqu’on considère les troubles adultes. Souvent aussi, les recherches portent plus globalement sur les familles désunies, et on ne sait si les résultats sont pertinents dans le cas spécifique des orphelins.
Il est donc difficile de dire quelles séquelles risque de développer l’enfant endeuillé. Divers points de vue coexistent et les argumentations ne sont pas abouties. Par exemple, la psychothérapeute Muriel Mazet a écrit sur les blessures nécessaires et celles à éviter dans l’enfance : elle affirme, dans L’Enfant qui a mal (1), que le deuil d’un parent est la blessure la plus traumatique qui soit, mais on reste donc sur sa faim. Cependant, peut-on vraiment croire qu’un décès parental ne laisse pas une entaille indélébile dans une identité orpheline ?
Qu’en est-il de la situation particulière des enfants privés de leurs deux parents ?
Je dirais que ces orphelins sont encore plus invisibles. On en dénombre moins de 30 000 en France, mais il s’agit vraisemblablement d’une sous-estimation car les enfants placés en institution ne font pas partie de ce décompte. En général, ces enfants sont pris en charge par la famille. Seuls 237 sont pupilles de l’État, d’après des données de 2005. En tout cas, la mort des deux parents implique un changement de maison et d’école, les repères s’écroulent d’un coup. C’est une situation très traumatisante. Serge Moati décrit l’orphelin absolu comme « un sans famille, un sans mémoire ». Ces enfants évoquent un fort sentiment d’injustice, ainsi qu’un ressentiment envers leurs parents qui les ont « abandonnés ». Cette ambivalence est difficile à surmonter. Je pense même que le deuil est impossible.
La situation difficile des orphelins et de leurs familles vous amène à plaider pour une meilleure reconnaissance et une meilleure prise en charge…
Les orphelins et les veufs précoces sont une population à risque qui doit être protégée. Pour ce faire, il faut les quantifier et ne pas rester sur de simples estimations. Une fois ce recensement effectué, il s’agirait de mener des études pour explorer leurs problématiques et leurs besoins spécifiques. Une aide immédiate est aussi nécessaire, et plusieurs initiatives ont vu le jour ces dernières années. Par exemple, la charte pour la personne endeuillée, mise en place par Nadine Morano, prévoit une aide administrative et morale ainsi qu’une assistance financière. Les groupes de parole, tels ceux animés par l’association Vivre son deuil, sont très importants et seraient à développer : ils permettent aux orphelins d’échanger entre eux, et aux parents survivants de se décharger un peu de la souffrance de leurs enfants. Enfin, la fondation de l’OCIRP (2) a pour mission de faire connaître la situation des orphelins. Elle commandite des études et soutient des associations de deuil.
Vous citez dans votre livre des orphelins connus. Qui sont-ils et comment expliquer leur célébrité ?
Cette question rejoint le thème de la résilience. Pour l’instant, on en est encore au stade des hypothèses. On suppose que l’enfant orphelin veut prendre une revanche sur son passé, compenser le manque identificatoire, réussir pour que le parent survivant soit fier de lui. Pour certains, c’est aussi une quête du passé, plus ou moins voilée. On retrouve des orphelins notamment parmi les romanciers (Dostoïevski, Camus, Stendhal, Nerval…) pour qui l’écriture relève d’une quête de filiation. Sartre, par exemple, a écrit sur son enfance dans Les Mots. Parmi les 699 personnalités recensées dans Les orphelins mènent-ils le monde ? (3), André Haynal cite aussi certains peintres ou musiciens. Pour eux, l’art est peut-être une réponse, en ce sens qu’il permet de faire œuvre, de remplir le vide laissé par une enfance incomplète. Edvard Munch est un exemple récemment mis à l’honneur.
Michel Hanus a, pour sa part, constaté, à travers son expérience clinique, que les orphelins avaient tendance à s’orienter vers l’humanitaire, le médical, des domaines où l’on cherche à être utile aux autres.•
Les orphelins, chouchous des écrivains
« J’ai encore du mal à me l’expliquer, raconte Florence Valet, mais je compte poursuivre mes recherches sur ce sujet : on voit dans la littérature de jeunesse qu’il faut nécessairement que l’enfant n’ait pas de parents. On les fait disparaître d’une manière ou d’une autre. Soit ils partent en voyage, soit ils ne s’occupent pas de l’enfant, soit ils sont morts. L’orphelin est donc un personnage tout particulièrement privilégié par les écrivains. Il présente une certaine faiblesse et, en même temps, il développe une force car il lui faut lutter contre le sort, vivre seul, s’assumer. Or, c’est ce que veulent mettre en scène les auteurs : ils valorisent l’enfant qui doit grandir plus vite, prendre des responsabilités. Harry Potter en est l’exemple même. Les livres de J.K. Rowling ont été un électrochoc pour moi, j’ai d’ailleurs cru qu’elle était orpheline car elle a un regard étonnamment juste sur l’enfant orphelin. Elle a ressenti ce que l’enfant privé de parents peut ressentir. Une scène m’a particulièrement marquée : Harry Potter voit dans un miroir magique ses parents qui lui témoignent leur affection. Visualiser ses parents vivants, en action, est un souhait très fort chez les enfants orphelins, même s’il est extrêmement difficile de se confronter à cette image. Anny Duperey, orpheline absolue, a mis beaucoup de temps avant de pouvoir regarder des films de ses parents avec leurs deux filles. »